De nombreux
enfants se
verraient bien en Mark Zuckerberg.
Sans doute pour le champ des possibles ouvert par ses milliards dans
leur jeune imagination, mal informée du coût et de la variété des
choses, mais capable
de se projeter
sur une île déserte ou dans
l'espace - la fortune maximum
équivalant à la
liberté absolue. Pourtant, à
l'heure où Think like Zuck,
« les 5 secrets »
de l'informaticien
pour tous les jeunes
ambitieux, s'apprête à connaître
un succès de librairie
prévisible, on peut se
demander si Zuckerberg, Zorro
moderne, est bien le héros des jeunes têtes
ou celui de leurs géniteurs.
Une entreprise qui
engrange de faramineux bénéfices est-elle, comme le voudrait la
droite libérale, le lieu de tous les rêves d'enfance, l'aventure la
plus exaltante à suivre ? Le trader, l'actionnaire, le PDG
sont-ils vraiment pour les enfants une figure chevaleresque possible,
qui force l'admiration à la récré?
S'il est vrai que
l'homme, selon l'exemple donné par Pascal, traque dans la chasse au
sanglier davantage la chasse elle-même -c'est-à-dire l'action et le
suspense- il me semble qu'on ne peut attendre à fortiori d'un enfant
qu'il s'identifie au jeune héros milliardaire, assis sur son pécule
et comme déjà en retraite, hissé là après avoir damé le pion à
des adversaires qui n'ont pas su, comme lui, saisir les bonnes
opportunités, mettre la loi de leur côté, déposer un brevet à
temps, trahir un collaborateur, placer leur argent. Au récit de tant
d'exploits, si l'enfance baille, qui cela surprendra-t-il ?
Les parents, de leur
côté, soucieux dès la fin du primaire de l'avenir chiffré de leur
enfant, hanté par le mot « crise » qui remplace peu à
peu le mot « monde », en viennent trop souvent à
souhaiter que Zuckerberg, mieux que Zorro, fasse rêver leur
progéniture. De l'audace, de l'audace, mais surtout de l'argent.
L'audace sans argent peut mener en prison, et pas d'audace, à Pôle
Emploi. Il faut donc faire preuve de bravoure -comme les chevaliers
que vous aimez tant, les enfants- mais calculer d'abord. Si c'est
Sinbad qui vous fait rêver, soyez Sinbad. A un petit quelque chose
près, c'est la seule clause: partir pour les diamants, pas pour
l'aventure. Mais de l'aventure, il y en aura, ne vous inquiétez
pas !
Seulement, Sinbad ne
savait pas qu'il rapporterait chez lui des diamants, et c'est sans
doute ce qui en fait un aventurier et un héros, récompensé pour sa
soif d'inconnu et de péripéties par une Fortune bienveillante. Et
l'enfance, à mon avis, ne s'y trompe pas : d'accord avec la
Fortune, elle acclamera toujours Sinbad avant Zuckerberg. Pour elle,
la beauté du geste, l'intention de qui agit ne comptent pas moins
que les résultats obtenus.
Si les petits veulent
être cotés en bourse, c'est avant tout pour faire plaisir à papa
maman, aux vieux enfants désabusés inquiets de la réalité
palpable.
Cependant, deux films
récents laisseraient penser que l'humanité, enfants et adultes
confondus, se trouve déjà un peu lasse d'avoir pour héros un Mark
Zuckerberg, c'est-à-dire de célébrer l'individualisme, la réussite
financière, le repli sur soi cynique et apolitique. Deux très
mauvais films, mais qui semblent esquisser frileusement la
réinvention par l'homme d'un destin collectif, comme si même le
public le plus lambda en était demandeur: Pacific Rim et
World War Z . Dans le premier, des robots géants
construits par un effort commun de tous les peuples repoussent la
menace d'énormes dinosaures. Dans le second, énième film de
zombies, la zombification est mondiale, et le héros, un agent de
l'ONU – idée naïve de l'homme universel,- n'est plus cantonné à
un périmètre restreint : il sillonne le monde, aidé par tous,
pour sauver le genre humain.
Dans les deux cas, il
semble que la mondialisation fasse peau neuve. Elle abandonne son dur
visage de cadre sup et nous tend une main franche, elle ne licencie
plus personne, elle embauche tout le monde. Contre un ennemi
inhumain, une nouvelle internationale est proclamée, qui ne parle
plus finance mais grandes valeurs de l'humanité. Nous ne faisons
plus qu'un, nous nous serrons les coudes. L'homme n'est plus un loup
pour l'homme, car les hommes et les loups sont séparés.
Dans Pacific Rim,
la guerre froide et les méfiances interethniques ne sont déjà
qu'un lointain souvenir: les Russes pilotent leurs robots usés aux
côtés des leurs vieux ennemis, une enfant japonaise est adoptée
par un Noir Américain, et les cerveaux du monde entier sont
susceptibles d'être neuro-compatibles, c'est-à-dire de fusionner.
De même, dans World War Z, toutes les dissensions entre les
peuples doivent tomber, au profit de la seule lutte commune. Dans
Jerusalem, Tsahal garde les Palestiniens au sein de ses murs, pour
qu'ils ne deviennent pas des zombies supplémentaires à combattre.
Cette stratégie, aussi calculée soit-elle, est le début inévitable
d'un rapprochement. Guerre mondiale, donc,
mais pas la troisième : la première, celle du genre humain
réconcilié contre les ennemis du monde.
Un Sinbad, un aventurier ?
un qui aspire à l'absolu? Non. Plutôt un Américain, un qui a la
tête sur les épaules, qui protège sa famille avec une arme à
feu, qui saigne, qui enfonce des portes dans des corridors de doom
like (World War Z), ou rivalise de virilité avec ses
partenaires (Pacific Rim). Le monde combat comme un seul
homme, mais Hollywood se méfie des métaphores : il nous faut
vraiment un seul homme. Pas Ulysse : Bruce Willis. Un pro pas trop poète qui
sauve et rétablisse à lui seul l'Equilibre.
Non, le collectif ne
l'a pas emporté sur l'individu, et c'est peu dire. Le spectacle,
malgré les messages humanistes qui s'allument çà-et-là, reste
celui de la sauvagerie dans l'arène, pas d'un monde soudé dans la
lutte. Comprenons bien Hollywood: la mondialiZation n'est pas
mauvaise en soi, elle doit seulement faire ses preuves, et recèle en
son sein ce qui lui fait, ok, un peu défaut :
solidarité, fraternité générale. Mais que survienne une bonne
catastrophe -pas un krach boursier, une vraie catastrophe, avec des
pattes- et nous verrons tout ce que modèle
d'interaction sociale a dans le ventre : sa technologie, ses chefs, sa réactivité. Car gare tout de même à ne
pas faire table rase du vieux monde: gare à préserver la fragile
démocratie, c'est-à-dire, d'un seul tenant -pas le choix-, la liberté
d'expression et celle d'être milliardaire. Gare à préserver le
droit du plus fort, qui est aussi notre salut. La mondialisation
qu'il nous faut, c'est être soudés derrière le ou les meilleurs,
le sauveur ou la dream team qui nous guidera, brebis fidèles et
suppliantes, vers la lumière.
Est-il besoin de le
préciser, la mondialisation sans le Z, ce n'est pas un monde purgé
de son obscénité économique, ni même un bouleversement
politique -ou bien seulement, au sens d'une harmonisation accélérée ;
c'est un capitalisme radieux qui sort de la crise, et s'étend
partout où il promettait d'être.
D'ailleurs, dans la
plupart des productions-catastrophe à l'échelle du monde, la menace
sort de nulle part. Si nous en sommes les responsables, c'est tout au
plus pour des raisons écologiques (Le Jour d'après,
Godzilla, et même
Pacific Rim-), jamais stricto sensu économiques.
Des monstres, ou des intempéries-monstres sortent de la fonte des
glaces ou des mers polluées (conditions idéales pour les
dinosaures), et effacent à temps la crise des subprimes pour nous
souder face à l'adversité.
La crise
n'engendre pas de dinosaures ni, au sens propre, de zombies :
seulement la misère. Et nous ne paierons pas pour voir la misère,
seulement pour en être divertis. Le cinéma-miroir, c'est emmerdant,
et le gigantisme des multiplexes a plus évidente vocation à
accueillir des tornades que le long calvaire des ménages. Alors,
ensemble, chantons avec Hollywood sous la-mondialisation-en-mieux,
qui souffle le froid et le chaud : retour à l'action
collective, triomphe de l'action individuelle ; bouleversement,
immobilisme ; internationalisme, patriotisme ; humanisme,
sauvagerie. Applaudissons les Gi's, les robots et l'ONU, et rêvons
dans cette grande confusion de valeurs que nous renaîtrons reforgés
de nos cendres. Main dans la main sur les ruines encore chaudes des
vieilles frontières, quand nous reconstruirons tout, nous
commencerons sans doute par les banques. Mais rien ne sera plus comme
avant : nos usines seront écologiques, et nous serons tous des frères d'Amérique.
Alkinoos
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